Eric Guéret est un spécialiste de l’immersion. Caméra au poing, le réalisateur a partagé tour à tour le combat des agriculteurs, médecins ou encore ouvriers de l’aciérie Ascoval pour en rapporter des documentaires aussi captivants qu’empreints d’humanité. Pour VP Strat, Eric Guéret revient sa façon d’aborder ce travail salvateur.
Votre documentaire « Le Feu Sacré », récompensé du Grand Prix lors du 27e Festival international du grand reportage (Figra), a pour décor l’aciérie Ascoval et la lutte de ses salariés, mais aussi de son dirigeant. Comment avez-vous décidé de vous intéresser à cette usine ?
Au départ, je cherchais à faire un film sur une usine qui fermait. Quand on a 40/50 ans dans une région désindustrialisée, et qu’on risque de perdre son travail, qu’est-ce qu’on fait ? J’ai entendu l’histoire d’Ascoval, de ces gars qui avaient bloqué un carrefour, allumaient des feux… Au milieu de la nuit, j’ai pris ma voiture, et je suis allé à Valenciennes pour les rencontrer. Je repérais là les gens que j’allais pouvoir suivre dans leur reconstruction, leurs recherches d’emploi. Puis il y a eu un rendez-vous à Bercy où a été négocié un an de survie pour Ascoval. Pour moi, le film s’arrêtait. J’étais un peu dépité, je suis rentré chez moi. J’étais super content pour eux, parce que j’avais déjà appris à les aimer. Mais moi je n’avais plus de film.
“ Cédric Orban avait foi dans la capacité d’Ascoval “
Et puis avec mon assistante, nous avons réfléchi : si l’on proposait à l’usine de filmer de l’intérieur cette année ? Et donc on a fait ce pari. Cédric Orban, le dirigeant d’Ascoval, nous donné rendez-vous avec ses deux associés, le directeur de l’usine et du personnel. Ils ont dit oui, sans condition. J’ai été lâché dans cette usine avec la confiance de Cédric et, au fur et à mesure de la plupart des salariés. Cédric Orban avait foi dans la capacité d’Ascoval, la sienne et celle de toute l’équipe à sauver l’usine. Il paraissait aberrant qu’elle ferme. Cédric ne pouvait pas l’accepter, c’était une hérésie pour lui.
Vos films laissent énormément de place à l’humain, y compris dans des situations parfois complexes. Comment instaurez-vous la confiance avec vos interlocuteurs ?
Je filme au cœur de l’intime en général, donc des personnes dans des situations souvent compliquées. Je ne fais pas les films sur les personnages, je les fais avec eux. C’est un pacte de confiance :« je vais filmer votre vie, mais on va décider ensemble ce qu’on fait, vous gardez le pouvoir sur tout ». J’explique à chacun que je veux faire, leur demande ce qu’ils en pensent, ce qui est important pour eux. Chacun a le droit de décider de garder son intimité et zones d’ombres.
“ Ma forme de cinéma, c’est de devenir quelqu’un de l’équipe “
Il y a des gens que j’ai commencé à filmer à Ascoval qui ne l’ont pas senti, on a arrêté. Tout le monde garde le contrôle, il y a vraiment quelque chose de l’ordre de la co-écriture. En arrivant, je ne suis pas un expert des sujets. Donc je m’appuie sur l’expertise des gens que je filme, pour raconter leurs histoires, mais je la raconte avec eux. Ma forme de cinéma, c’est de devenir quelqu’un de l’équipe, un collègue. Quand je filme l’hôpital, je deviens un collègue médecin, quand je filme Ascoval, je deviens un collègue aciériste. J’apprends tout sur place, pour parler le même langage, et surtout d’être là tout le temps. La caméra est présente mais les gens m’intègrent dans le paysage parce que je suis toujours là. Je parle de leur travail avec eux, ils peuvent m’interpeller, me bousculer, blaguer…
Quel est le moment le plus marquant de cette expérience ?
C’est quand ils m’ont appelé un soir pour me dire qu’ils allaient arrêter le four définitivement. Vallourec avait refusé une dernière proposition, il était prévu qu’Agnès Pannier-Runacher vienne fermer l’usine le lendemain. Les gens étaient vraiment désespérés. Ils étaient dans la salle de réunion avec des têtes d’enterrement, le ton était vraiment grave. Comme si on allait perdre quelqu’un, et qu’en tant qu’ami, j’étais venu les soutenir.
Il y a cette séquence très forte où ils discutent dans la cabine du four, où ils en veulent aux politiques, à tout le monde. Il y a une très grande violence contenue dans ce moment-là, cela dépasse la colère. Et pourtant la violence n’a jamais fait son apparition à Ascoval, ça a été leur grande force. Ça c’était un moment absolument tragique qui a rendu d’autant plus fort l’annonce d’Agnès Pannier-Runacher du lendemain : elle ne fermait pas l’usine, mais demandait une expertise indépendante de Bercy.
Le reportage montre tour à tour le désarroi, la déception, la colère, mais aussi la résilience des personnes impliquées. Ce cas, qui a réussi à fédérer, est-il différent de vos autres tournages ?
Je ne peux pas comparer avec d’autres de mes films, mais la victoire d’Ascoval c’est une victoire d’équipe. Il y a une conjoncture gagnante avec un directeur à l’écoute des gens, au service de l’usine et des ouvriers incroyables. La force de Cédric, c’est que justement lui se battait pour l’usine et non pour les actionnaires.
Deuxième chose, il y a une intersyndicale soudée, hyper cohérente, avec des syndicalistes qui étaient dans le dialogue. Avec des syndicats plus radicaux, l’issue aurait été différente. Le dialogue entre le syndicat majoritaire et l’intersyndicale a été capital parce qu’il fallait emmener tout le monde.
Et troisièmement, des gens qui pleuraient à l’idée de perdre leur travail qui se battus pour. La stratégie mise en place par Cédric et les ouvriers a été gagnante. En très peu de temps les coûts de production sont divisés par deux ! Chaque ouvrier participait à des ateliers pour réfléchir à son poste, réaliser des économies d’échelles. Cela allait de la température de la cabine du four, de la cabine de la grue, à l’extinction de la lumière, à quelle ampoule on met, quelle brique, jusqu’où on peut pousser les matériaux pour les recycler, …
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Etes-vous encore en lien avec les ouvriers d’Ascoval ?
On s’appelle de temps en temps. Mon problème est qu’à force de faire des films, j’ai des amis partout, alors c’est chouette parce que je reste en général proche des gens. Mais ce qui compte, c’est que les concernés se retrouvent dans le film qu’on a fait ensemble. Ce serait vraiment terrible pour moi qu’ils me disent « Éric, la franchement on ne se retrouve pas, t’as raconté n’importe quoi ». Or, ils ont été heureux du film. J’appelle la responsable syndicale de temps en temps pour avoir des nouvelles et avec Cédric c’est pareil En réalité, je suis surtout très fier d’eux, très fier de cette usine, parce que je n’ai jamais cru que ça pouvait fermer. Ils ont prouvé qu’ils avaient raison et que ça aurait été une absurdité.
Comme le dit très bien Cédric, il n’y a aucune fatalité à la désindustrialisation en France. On est un pays qui a tout pour être un des plus grands pays industriels et respectueux de l’environnement. Et c’est exactement ce qu’est Ascoval.